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La fac de Nanterre est pour le moins animée dans cette fin des sixties. Nous ne sommes pas les derniers à vivre à fond sur des accords de blues ou de rock and roll les grandes mutations du monde. Automne 1070 : En passant devant une pièce d’où s’échappe la voix tonitruante de Sister Rosetta Tharp Catherine rencontre un type qui porte une caméra 16 mm : Joseph Akouissonne, un étudiant centre-africain qui termine ses études d’ingénieur. Nous deviendrons les meilleurs amis du monde. Un petit groupe se forme sur un projet de film dont nous mettrons au moins un trimestre à trouver le titre et plusieurs mois à filmer quelques plans : Nanterre prison. D’autres projets suivront. Nous n’avons pas un sou, mais Joseph est noir, lui, bien noir. C’est ainsi que nous avons quelques boites de pellicules que lui donne Jean Rouch. Et oui, Jean Rouch ! Ce n’est pas par l’Afrique que nous en avions entendu parler mais par les Truffaut, Godard et compagnie de la Nouvelle vague dont nous buvions les paroles sans tout comprendre : la caméra stylo, le cinéma du réel... Nous ne connaissons rien à l’Afrique, le discours colonial est encore très présent et nous sentons qu’il y a quelque chose qui cloche. Ce que l’on sait de Rouch, de son regard, nous est plutôt sympathique et puis il nous donne des pellicules ! On casse qui sa bourse, qui son salaire pour payer le développement. La piaule de Joseph à la cité universitaire est le lieu de rendez-vous de toute l’Afrique étudiante à Paris. Incroyable le nombre d’amis que nous rencontrons encore maintenant à des postes d’importance au cours de nos séjours en Afrique. Nous parlons de tout, refaisons le monde de fond en comble, abordant tous les sujets à commencer par le « tiers-monde » qui deviendra « pays en voie de développement », comme les aveugles deviennent « non-voyants ». Quelle énergie, quelle rigolade, camarade, « Peuple » t’en souviens-tu sur fond de rumba ? Et le cinéma dans tout ça ? Il est plutôt virtuel. Des noms commencent à circuler : Sembène Ousmane, dont il est plus facile de trouver son livre Le mandat que de voir son film correspondant. Nous verrons Borom sarret (1963) sur un mauvais dvx acheté bien plus tard avenue Blaise-Diagne à Dakar. Nous croisons souvent un étudiant en socio qui a plusieurs longueurs d’avance sur nous puisqu’il s’agit de Ridha Béhi. Il prépare lui un vrai film, Soleil des hyènes, sélectionné en 1977 quelques années plus tard à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes. Nous apprenons qu’un cursus Cinéma est créé à l’université Paris X-Nanterre. Catherine est en Lettre, cela tombe bien, cela lui fera des Unités de Valeurs supplémentaires. Moi je fais Sciences éco, je l’accompagne. Nous écoutons religieusement Henri Langlois qui débarque avec ses bobines de la cinémathèque, Henri Alekan, grand opérateur qui nous montre comment il a fait la lumière de La bataille du rail, de La belle et la bête ou d’un film, auto financé, sur le sculpteur Rodin... Les premiers magnétoscopes font leur apparition, cela permet de filmer sans réserve. Génial, fini les pellicules hors de prix. Un cours réservé aux futurs ethnologues est organisé par deux jeunes. Le but : apprendre à se servir d’une caméra. Nous sommes une dizaine de passionnés à nous déclarer ethnologues. Les « profs » s’appellent Sylvain et Vincent Blanchet. Ils sont à peine plus vieux que nous et tout aussi enthousiastes. Nous filmons la fac de Nanterre sous tous les angles. J’ignore ce que sont devenues toutes ces images. Le cinéma africain et le Fespaco ne sont pas loin puisque les frères Blanchet sont dans la mouvance de Jean Rouch et créeront quelques années plus tard les ateliers Varan.
Je refuse de faire le service militaire et me débrouille pour partir à la coopération comme volontaire au service national (VSN). À l’époque il n’y a pas encore toutes ces écoles d’audiovisuel. Impossible d’avoir un poste lorsqu’on a fait Sciences éco, alors je raconte mes voyages en auto-stop aux USA, la route des Indes..., ma maman qui joue Chopin et mes frères du jazz... Je suis nommé responsable du service audiovisuel du Centre culturel français de Cotonou, dans ce qui s’appelait encore le Dahomey. Je n’ai qu’une image très approximative de l’Afrique, il me faudra un petit moment pour mettre un peu d’ordre. Avec Catherine nous plongeons dans cet univers inconnu. Nous tentons d’apprendre la langue du sud Dahomey, le fon, nous essayons de comprendre ce que l’on appelle le vaudou, je cherche les racines du blues, les chants d’esclaves, je découvre l’économie informelle, la tôle ondulée, les plages bordées de palmiers, les nuits en brousse, la boule d’akassa, les moustiques et le palu... J’organise des expositions, des festivals de cinéma, des concerts tonitruants calqués sur les hootenanny du Centre américain du boulevard Raspail à Paris, mélange orchestres traditionnels et ceux qui font du Jimmy Hendricks ou du James Brown. Il m’arrive parfois de prendre la guitare et de jouer dans des balloches du samedi soir. Je gère une cinémathèque d’une centaine de longs-métrages et de 600 courts-métrages. Les grands succès : Orfeu Negro, Les mille et une nuits, Si tous les gars du monde, Les animaux (de Frédéric Rossif)... Dans le massif de l’Atakora, au nord du Dahomey, je fais des projections incroyables avec un drap tendu de manière à ce que l’on puisse voir des deux côtés. Les séances sont annoncées au tambour. Je transporte le groupe électrogène dans le coffre de ma 2CV. Un jour je ferai une projection de nos photos de la grande cérémonie d’Adjahuto en pleine nuit au palais du roi d’Allada. Dans la grande salle de cinéma de Cotonou, le Vogue, sort FVVA de Moustapha Alassane, mais je suis surtout marqué par le petit film d’animation avec des grenouilles qui le précède et la présence d’un grand gaillard filiforme qui crève l’écran, Sotigui Kouyaté. Au CCF Je ne passe que quelques films africains qui n’ont aucun succès. J’aime beaucoup Mouna ou le rêve d’un artiste(1969) d’Henri Duparc, Les maîtres fous (1955) de Jean Rouch, La Noire de...(1966) de Sembène Ousmane. Nous avons revu ce film au ciné-club du musée Dapper à Paris lors d’une projection animée par Catherine Ruelle. Ce jour-là, nous avons assisté à la rencontre de Mbissine Thérèse Diop, l’actrice principale, et de Fatoumata Diawara la jeune actrice/chanteuse malienne. À Cotonou, j’échange des films avec d’autres centres culturels d’Afrique pour des festivals. À Niamey, mon homologue vient de rentrer en France : il s’agit de Serge Moati qui, très jeune, a déjà un nom. Il vient de réaliser un making of du Retour d’un aventurier de Moustafa Alassane. Peut-être le premier western africain. Beaucoup plus tard, nous retrouverons Moustapha Alassane en train de jouer aux dames dans son hôtel de Tahoua, au Niger. Nous avons l’occasion d’aller faire un tour à Niamey dans le petit avion de mon directeur. Au « franco » de Niamey nous rencontrons Oumarou Ganda - qui vient de recevoir le grand prix du Fespaco 1972 - et Inoussa Ousséïni. Tous deux font partie de la bande de jean Rouch. Le cinéma ouest-africain naissant se partage entre le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Niger, rejoints par la suite par le Burkina Faso. J’entends beaucoup parler du Fespaco, nous assistons aux conférences de presse à Paris, mais je n’en sais pas grand chose. À Cotonou, nous nous faisons des amis qui, après la côte d’Ivoire, viennent monter la télévision d’État. C’est chez eux que nous rencontrons le cinéaste ivoirien Timité Bassori (La femme au couteau). Quant au Béninois Pascal Abikanlou, il est notre voisin de palier dans l’immeuble en face du camp Guézo. Il nous montre son scénario de Sous le signe du vodun. Nous entendrons parler de Paulin Vieyra, mais nous ne l’avons jamais rencontré. Nous avions vu Afrique-sur-Seine sans trop y prêter attention, nous l’avons revu tout dernièrement au festival Visions d’Afrique avec beaucoup d’émotion.
Un jour Pierre Verger débarque dans mon bureau, il cherche un groupe électrogène pour le film qu’il vient tourner avec la réalisatrice Yannick Bellon : Africains du Brésil, Brésiliens d’Afrique. Nous participerons activement au tournage pour la partie africaine. Nous connaissions par ailleurs par cœur son film Les molécules sacrées tourné avec un jeune pharmacien, Jean-Marie Pelt. C’était notre film de référence lorsque nous présentions le Dahomey aux visiteurs de passage. Ce séjour au Dahomey, grâce au cinéma, à la musique, à la littérature qui elle aussi est embryonnaire, sera une marque au fer chaud. Cela nous a permis une certaine familiarité avec l’Afrique, un regard et surtout un enrichissement qui dure depuis plus de 50 ans.
Encouragé par Pierre Verger, c’est décidé nous serons journalistes, reporters photographes indépendants, le plus important c’est le mot « indépendant ». Nous prendrons délibérément les chemins de traverse en dehors de toutes structures, nous publierons dans la presse magazine avec l’idée plus tard de faire des livres. C’est le film Cocorico monsieur poulet (1977) qui nous décidera à traverser le Sahara et à faire un long voyage de 8 mois au Niger. Nous rencontrerons Jean Rouch à Niamey dans sa petite chambre où, allongé sur son lit de l’IRSH au bord du fleuve Niger, il nous racontait des histoires et des histoires... Il faudra attendre 1978 pour voir un livre sur le cinéma africain signé Guy Hennebelle et Catherine Ruelle qui mettra de l’ordre dans ma petite tête. Je vois avec plaisir que notre ami Joseph Akouissone y figure en bonne place, c’est-à-dire cinéaste centre-africain, pour son film Josepha. Nous participerons avec lui comme réalisateur à une série de film avec l’historien Elikia M’bokolo : L’Afrique n’a-t-elle que vingt ans ? Plus tard Joseph sera reporter-image pour la télévision. Nous nous retrouverons au Fespaco 1989 pour la pause de la première pierre de la Maison du cinéma, sous un soleil de plomb. Nous voyageons beaucoup à longueur d’année et allons peu au cinéma. A l’époque nous publions régulièrement, entre autre dans le magazine Balafon le magazine distribué dans les avions d’Air Afrique. Il faut attendre 1987 avec Yeelen pour voir enfin un film africain sortir du cercle des initiés. Grand prix du jury du festival de Cannes. Je suis en pétard contre les commentaires du genre « C’est bien pour un petit Africain »... Tous les clichés sur l’Afrique ressortent au grand jour. Cela m’énerve, et il faudra que je revoie le film beaucoup plus tard au festival Visions d’Afrique dans l’île d’Oléron pour apprécier la qualité du film. J’ai la chance lors de Tombouctou 2000, un voyage initié par Aminata Traoré, de partager ma chambre avec Souleymane Cissé, que ce soit sur le bateau ou dans le ville même. En 1989, je vais enfin au Fespaco, à l’occasion d’un reportage près de Ouagadougou alors que nous préparons un gros livre sur le Sahara. Je me souviens d’un bazar bon enfant où chacun cherche sa chambre à l’hôtel de l’Amitié, des interviews au bord de la piscine, On y croise tout le cinéma africain dans la joie et la bonne humeur. Difficile de voir un programme, peu importe, le spectacle est dans la rue. Je vois Yaaba (1989) d’Idrissa Ouédraogo, puis Le camp de Thiaroye de Sembène Ousmane. La salle est archi-comble, nous nous serrons les uns contre les autres, le projectionniste mélange les bobines, la projection a lieu dans une ambiance incroyable : « ils nous doivent quelque chose. »
Je loge chez des amis et je m’attarde à écouter les orchestres disposés le long de l’avenue. Je dine avec Idrissa Ouédraogo. Il vient d’obtenir le prix spécial du Jury. C’est Un jeune homme épatant qui explique que lui, en tant qu’Africain, il a de la chance il a pu faire un long métrage directement en sortant de l’IDHEC alors que ses camarades de promotion vont passer par l’assistanat dans plusieurs films avant qu’on leur fasse éventuellement confiance. Nous nous rendons à midi pour la pose de la première pierre de la Maison du cinéma africain. Il fait très chaud. Le Fespaco m’apparaît comme la grand-messe du cinéma du continent, où tout le monde discute avec tout le monde. En ce début des années 90 l’Afrique s’éveille. Je retrouve Joseph Akouissone qui filme pour la télévision française.
En 1994 nous partons au Mali faire les repérages du futur film de Cheick Oumar Sissoko La Genèse. Nous prenons des photos dans les montagnes du Hombori et aux alentours en rêvant de plans fabuleux. Sur le moment, à part rêver je ne vois pas comment cela est possible de réaliser un film en 35 mm dans un pareil endroit, aussi beau soit-il. Qui aurait pu imaginer que nous irions jusqu’à monter les marches au festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard et que le film soit accueilli par une standing ovation. Pendant un mois nous avons partagé la vie du tournage avec la fine fleur du cinéma africain, que ce soit les techniciens ou les acteurs. Il y a entre autres Kandioura Coulibaly, Baba Fallo Keîta, Habib Dembélé dit Guimba, la toute jeune Fatoumata Diawara, Fantani Touré, Sotigui Kouyaté, Salif Keïta... On ne peut imaginer l’exploit que cela représente : faire des travelings millimétrés dans la montagne, tourner par vent de sable, faire des prises de vue la nuit par un froid de canard avec un groupe électrogène aléatoire. Cette nuit-là, pendant que les techniciens tentent de redonner vie à ce triste engin, nous avons allumé un petit feu et Sotigui Kouyaté, de sa voix douce, nous a refait le Mahabarata qu’il avait joué pendant des années avec Peter Brook. Nous avons l’habitude de bavarder entre nous en soirée. Salif Keïta et ses musiciens nous accueillent en voisin de chambre. Sa guitare n’est pas loin et je commence à plaquer quelques accords. Les musiciens enchaînent avec ce qu’ils peuvent. Salif me regarde, écoute. Je suis au paradis, Je m’arrête, quittant mon rêve. « Je comprend maintenant, Bernard, comment tu as gagné Catherine ! » me dit Salif. J’ai compris ce jour-là quelque chose. Nous ferons, grâce à Catherine Ruelle, une belle exposition des photos de ce tournage sur le port de Cannes, dans un emplacement réservé au cinéma africain par le CCAS (EDF), avec de superbes tirages financés par Canon. A Cannes tous les matins je prends mon petit déjeuner avec Arthur Betty et avec un monsieur formidable qui me fascine, je ne sais plus trop de quoi nous parlions mais tout était intéressant. Nous devenons inséparables. Je demande discrètement autour de moi qui est ce monsieur génial. On me répond sidéré : « comment tu ne connais pas Melvin Van Peebles ? » Il m’a donné son adresse à Paris, je n’ai jamais osé l’appeler. Plus tard nous croiserons à Bamako Abderrahmane Sissako, césar du meilleur film avec Timbuktu, Cheick Ducouré et son Ballon d’or en banlieue parisienne, Adama Drabo, Dani Kouyaté, et tant d’autres passeurs d’émotions. Un grand regret : nous n’avons jamais rencontré Djibril Diop Mambéty, mais par contre son frère Wasis Diop qui est non seulement un fantastique musicien mais aussi un super cinéaste. Ses films sur un rituel morbide lors d’élections et sur Jo Ouakam, son grand ami artiste sénégalais qu’il a suivi jusqu’au bout, sont magnifiques d’intelligence et de sensibilité. Grâce au festival Vision d’Afrique qui se tient chaque année en pays d’Oléron depuis 10 ans, cornaqué par Gérard La Cognata, nous avons pu nous enrichir de quantité de films africains formidables. Nous en apprécions la qualité et mesurons le chemin parcouru. Beaucoup sont passés par le Fespaco. Je m’aperçois que sans la connaître nous avons souvent croisé Catherine Ruelle à travers son livre, ses émissions sur RFI, ses animations... Un an après a lieu une projection privée au Cinéma des cinéastes, avenue de Clichy à Paris, de La Genèse de Cheick Oumar Sissoko, il y a du monde autour d’un cocktail. Je retrouve Melvin Van Peebles qui fend la foule pour venir rejoindre son copain de déconne. Je suis par hasard à côté de Catherine Ruelle qui me regarde et me demande : tu es qui, toi ?
Catherine et Bernard Desjeux
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